Le petit rouleau déployé sous nos yeux dévoile un paysage inconnu. Une surface d’un beige sable, pointillée d’empreintes semblables à celles laissées par les oiseaux sur la grève. Seulement ces tâches sont noires, et je ne connais aucune créature du ciel capable de cette magie. »
C’est ainsi que l’écrivain Gaël Bordet décrit l’écriture dans son roman Djoliba la vengeance aux masques d’ivoire se situant dans le Mali du XIV°s.
Avec Gaël nous partageons quelques points communs dont celui d’avoir grandi en Afrique. C’est donc avec un grand plaisir que j’ai lu Fureur Moustache et Djoliba la vengeance aux masques d’ivoire avec une préférence pour le second.
- Gaël, pourrais-tu s’il te plait te présenter brièvement aux lecteurs d’Envie d’ailleurs : parcours littéraire, inspirations…
– Après des études de sociologie, j’ai enquêté sur l’édition théâtrale. Ce cheminement m’a mené, de dérive en dérive, vers l’édition jeunesse, dont j’ai découvert les univers diversifiés, les genres multiples et la liberté qu’elle offre à ses auteurs. J’ai alors fait mien ce continent, et ses mille îles, dont les plus essentielles dans mon univers de romancier sont celles des contes, mythes et légendes, celles du merveilleux, de la fantaisie italienne (Calvino en tête de proue), de l’Oulipo, de la magie sous toutes ses formes, de l’Histoire du XIXe siècle, des Afriques…
- Fureur Moustache et Djoliba s’adressent tous les deux à des enfants. D’où vient cette attirance pour le monde de l’enfance ?
– Elle vient de ce refus de grandir vraiment, et puisque c’est impossible, elle vient de l’envie de transmettre aux jeunes lecteurs un regard décalé et faussement naïf sur le monde construit pour eux et autour d’eux par les adultes. Nous avons cette liberté et cette responsabilité, en tant qu’auteurs, de proposer aux enfants et aux adolescents des histoires initiatiques, rocambolesques, aventureuses, magiques, aux lisières de la réalité et du merveilleux de l’enfance. Des histoires qui leur dévoilent l’envers du décor, tout en les incitant à mettre leur touche personnelle à ce monde qu’ils peuvent contribuer à faire avancer et évoluer. Rien de plus passionnant pour un raconteur d’histoires. Même si j’envisage, très bientôt, de me lancer en parallèle dans l’écriture théâtrale et dans la littérature pour les adultes.

- Fureur Moustache peut faire référence à l’histoire allemande. Est-ce une façon de parler de politique et de pouvoir aux enfants ?
– C’est en effet bien mon idée. Évoquer, sous couvert d’une aventure trampolinesque et débridée qui semble emprunter aux contes de fées ses grandes lignes, les mécanismes iniques d’un régime dictatorial ou totalitaire. Je ne souhaitais pas réaliser une transposition trop crue ou directe de cette sombre période de notre Histoire pas si lointaine, mais permettre à chacun des lecteurs de mener son propre cheminement, à son rythme, accompagné ou non par un lecteur plus confirmé – ce roman est souvent lu en famille, et je trouve cette manière de s’en emparer très intéressante. À leur âge, les jeunes lecteurs de Fureur Moustache ne maîtrisent pas le concept de totalitarisme et ignorent encore pour la plupart l’existence du national-socialisme ou de la Shoah, qu’ils découvriront par la suite. Mais ils sont sensibles à l’injustice, à la brutalité, à la bêtise, et ils ont un sens aigu de la solidarité. L’idée est de semer pour plus tard de petites graines, celles de la liberté, de la démocratie, de l’attention portée aux plus fragiles…

- Djoliba nous emmène en Afrique médiévale. Pourquoi ce choix ? Comment as-tu effectué tes recherches, et où, pour rendre le récit crédible ?
– L’Afrique médiévale est l’une des grandes inconnues de notre Histoire universelle. Si nous connaissons un peu mieux l’Égypte ancienne, voire l’histoire mouvementée du Maghreb, l’Afrique subsaharienne médiévale de l’Ouest reste la grande oubliée. Il n’existe, à ma connaissance, aucun roman, ni en littérature jeunesse, ni en littérature générale, sur cette aire géographique et culturelle, à cette période. Cela tient sans doute pour partie au manque de documentation et de sources premières, mais peut-être également à l’idée que cette vaste région « n’aurait pas (eu) d’Histoire ». Passionné par l’Afrique de l’Ouest, où je puise mes racines pour y avoir grandi jusqu’à mes dix ans – l’enfance, toujours –, j’ai tenté de battre en brèche les idées reçues, tout en montrant la richesse et la diversité de ce carrefour des cultures et des civilisations que constituait, alors, le royaume du Mali. Ce projet de roman m’a demandé une vaste documentation, constituée par les travaux des historiens, anthropologues et archéologues majeurs qui ont travaillé sur ce terrain (dont François-Xavier Fauvelle, Djibril Tamsir Niane, Joseph Ki-Zerbo, parmi bien d’autres), mais également par les mémoires et témoignages des traditionnistes (garants de la tradition orale). J’ai également choisi pour personnage central et narrateur, un jeune bozo, dont le peuple, nomades bâtisseurs de cités et pêcheurs itinérants le long du fleuve Niger au gré des crues, vit encore de nos jours comme il a vécu de tout temps, malgré quelques concessions à la modernité : ce lien diachronique m’a semblé important, un peu comme un fil de vie.
- Djoliba nous emmène dans un univers animiste où les génies sont importants. Comment t’es-tu plongé dans ces croyances, notamment pour retranscrire les « transformations » de Sirine ?
– Les génies du fleuve jouent un rôle essentiel dans la culture des peuples qui vivent sur le cours du Niger et de ses affluents : les actes de la vie quotidienne, les décisions politiques ou économiques sont souvent préconditionnés à des offrandes. La Société des génies du fleuve, dont le culte a trait à la guérison des paralytiques, est une réalité très présente encore aujourd’hui au Mali, le long du Niger, désormais essentiellement dans les centres urbains. La tradition en fait remonter la création, soit au fondateur du royaume du Mali, Soundiata Keïta (lui-même souffrant de paralysie des jambes dans sa jeunesse), soit au roi Kankou Moussa, qui règne en 1327, année pendant laquelle se déroule l’action du roman. Dans tous les cas, ce culte est très ancien et mobilise les croyances ainsi que les spiritualités élémentaires et animistes des peuples du Mandé – désormais métissées d’influences liées à l’Islam. Un anthropologue, Louis-Vincent Thomas, a écrit un livre remarquable autour de l’animisme et des rites mortuaires, qui m’a marqué : La Mort africaine. Idéologie funéraire en Afrique noire (Payot, 1982). Un autre anthropologue, Jean-Marie Gibbal, a particulièrement étudié ces pratiques, qu’il a mises en forme dans son ouvrage Tambours d’eau : journal et enquête sur un culte de possession au Mali occidental (Le Sycomore, 1982). Je me suis appuyé sur les témoignages évoqués dans cette enquête, et j’ai tenté, à ma mesure, de me mettre à la place de Sirine ou de Tiamballé ; l’imagination a fait le reste !
- Pour Djoliba, t’es-tu documenté sur les états de transe ou as-tu échangé avec des mediums ? Car les visions de Tiamballé sont proches de celles que vivent les mediums.
-Je suis particulièrement intéressé par le chamanisme et les pratiques de transe médicinale, que nous retrouvons sur la plupart des continents, et que partagent de nombreux peuples, de l’Amazonie à la Laponie. J’ai couru les expositions, visionné des reportages, lu des témoignages, rencontré et échangé avec des voyants (surtout sud-américains, d’ailleurs). Pour l’Afrique de l’Ouest, j’ai été enseigné par l’un de mes grands-pères, Joseph Kerharo, spécialiste de la pharmacopée traditionnelle et des plantes dites « légendaires » utilisées dans les rites de toutes natures. J’ai également assisté, enfant, à des possessions spectaculaires à Dakar, qui m’ont fait forte impression et que j’ai tenté de retranscrire à ma manière. J’ai également, par mon histoire et ma sensibilité personnelles, une relation à l’invisible développée, et suis attentif aux « petits » signes – très présents et importants dans Djoliba. Là encore, le rôle du romancier est d’entraîner son lecteur sur des chemins de traverse, en lui proposant de le suivre dans des expériences peu ordinaires.
- Djoliba met en scène un homme venu d’Alexandrie et un Mansa intéressé par les arts. T’es-tu fondé sur des personnages historiques ?
-La figure de Chenouda, érudit copte venu d’Alexandrie, est une synthèse des savants médiévaux, presque un frère d’arme de Guillaume de Baskerville, qui démêle cette année-là, en 1327, une mystérieuse énigme au cœur d’une abbaye bénédictine. C’est un personnage fictif, mais qui aurait pu exister. Quant au mansa Kankou Moussa, il a lui bel et bien régné sur le royaume du Mali entre 1312 et 1332, et ce fut un immense roi, ainsi que l’homme le plus riche de tous les temps en valeur absolue. Nombre d’érudits l’ont accompagné au retour de son pèlerinage à La Mecque (dont le cheminement, qui l’a fait transiter par Le Caire, l’a démuni de tout l’or qu’il avait emporté pour l’avoir généreusement distribué sur sa route, provoquant le premier « krach financier » de l’histoire). Il souhaitait fonder des enseignements dans son royaume et a ainsi développé un centre « universitaire » à Tombouctou tout récemment conquise (il en reste des bibliothèques remarquables), s’est révélé un bâtisseur inspiré (le grand architecte andalou Abou Ishaq es-Saheli s’est mis à son service), a favorisé l’artisanat et l’excellence en organisant des corporations de métiers. L’époque est d’ailleurs propice aux interactions culturelles, linguistiques, savantes : de l’Andalousie sous domination musulmane à l’Afrique subsaharienne, du Yémen aux côtes de l’actuel Sénégal, les routes commerciales et les échanges culturels sont d’une richesse encore trop souvent insoupçonnée.
- Un livre, un message ?
-Les romans doivent, à mon sens, se révéler avant tout divertissants : cette nécessité d’entraîner le lecteur, de lui proposer un dépaysement ou de le surprendre, me semble essentiel. Il est vrai que j’essaye toujours d’apporter un éclairage culturel ou historique sur un sujet, de susciter, en filigrane, une réflexion. Et si un ou plusieurs messages peuvent passer, tant mieux, mais je me défie du didactisme et de toute volonté d’édifier : ce n’est pas ma conception du roman, et le lecteur ne mérite pas cela !
- Quels sont tes prochains projets littéraires ? Pour quelle tranche d’âge ?
-Paraîtra fin 2022 chez Milan, à destination d’un lectorat 9-12 ans, le premier tome d’une série d’enquêtes menées par un duo de choc, une jeune fille prénommée Marthe et un très vieux monstre placide et savant prénommé Mastok. Suivront deux autres aventures, en 2023 et 2024. Sortira en 2023, chez Voce-Verso, un très court roman pour de tout jeunes lecteurs qui découvrent le plaisir de lire, et mettant en scène une fillette et un hippopotame.
Je termine actuellement un roman pour jeunes ados, une saga familiale déjantée qui s’inscrit dans notre époque tumultueuse. Et je fais en parallèle mes premiers pas dans un roman noir sociétal et teinté de fantastique, destiné aux grands ados et aux jeunes adultes, dont l’action se déploie, à la fin du XIXe siècle, entre Paris et le Togo – l’Afrique n’est jamais loin.
Moralité, les adultes attendront encore un peu, les théâtres également !
- Merci Gaël pour cet entretien!
Fureur Moustache et Djoliba la vengeance aux masque d’ivoire de Gael BORDET
Propose recueillis par Anne-Laure FAUBERT